Le carnet du CFC

Le tour du monde en 80 trains

Equateur de Guyaquil à Riobamba
par le "Nariz del Diablo" 

récit et photos de Philippe Melul
Sources : http://www.abm.fr/domain/www.abm.fr/recitmelul/recitmelul.html

De juillet 1995 à juillet 1996, Philippe Melul a sillonné les rails de la planète en empruntant les trains les plus prestigieux comme le Transsibérien, l'Orient-Express, l'Indian Pacific, mais aussi les plus insolites tels le train du Négus de Djibouti à Addis-Abeba ou encore le "Nariz del Diablo".

6h00 : J'arrive au petit matin à la gare de Guayaquil-Duran. 
A ma grande surprise il y a peu de clients dans le bâtiment de petite taille qui a l'air quasiment désaffecté. Avec l'Orient Express, le Turku-Helsinki et le Transsibérien, ce train est le quatrième que je vais prendre une deuxième fois. J'avais déjà emprunté ce fameux "Nariz del Diablo" (Nez du Diable) lors de mon séjour en Equateur en 1994, mais seulement sur la partie d'Alausi à Huygra. Le billet est à prix unique malgré quatre classes bien distinctes sur ce train pourtant pas très long. La première classe est un vieux wagon rouge en bois avec plate-forme arrière, tout droit sorti d'un western ou d'un épisode des "Mystères de l'Ouest". La seconde est un wagon plus récent, aux sièges confortables, également rouge. La troisième consiste en des wagons de marchandises dans lesquels on a installé de sommaires bancs de bois. Enfin, la quatrième classe, réservée aux intrépides, se situe sur le toit des wagons. On y accède par des échelles métalliques rouillées, on s'assoit à même la tôle, et on essaie de garder son équilibre en calant ses pieds contre le parapet de 5 cm de large qui délimite le toit.

6h20 : Le train démarre à l'heure précise. 
Dans l'ensemble, je n'ai pas trop à me plaindre des retards dans ce tour du monde. A moins que deux mois d'Asie et trois mois d'Afrique ne m'aient appris à relativiser ce genre de problèmes ! Nous quittons rapidement les faubourgs de Guayaquil et longeons une décharge géante où des milliers de rapaces cherchent quelque pitance. Sur fond de soleil levant, la scène a un côté nettement surréaliste.

7h00 : Jusqu'à présent la température était agréable, mais le soleil qui commence déjà à darder ses rayons promet une journée chaude. La plaine côtière aux alentours de Guayaquil est très cultivée. Hormis les bananeraies et les champs de canne à sucre, le chemins de fer ne traverse que des rizières où les rares maisons sont construites sur pilotis. Sur le toit du wagon précédent deux contrôleurs s'amusent à rester debout. Déjà en étant assis j'ai l'impression que je vais tomber à tout moment tant le train nous secoue. Mais pour eux, c'est un jeu. Il s'agit de garder l'équilibre, de baisser la tête pour éviter les fils électriques ou les branches des arbres. Ils sont là aussi pour la "sécurité" car ils sont chargés de signaler les problèmes au conducteur : aiguillage, voyageur qui monte ou descend, manoeuvres. Pour cela, ils utilisent avec les mains un langage codé pour pallier l'absence de moyens de communication plus modernes.

9h00 : Le train s'arrête pour un ou deux voyageurs dans la moindre petite gare. Le premier arrêt important est à Milagro, où l'on charge un wagon de sacs de ciment. L'opération se fait à dos d'homme et dure donc un certain temps. Des vendeurs ambulants en profitent pour venir proposer leurs produits sur le toit. Ils n'ont pas plus de 12 ans et offrent glaces, bonbons et cigarettes. Sur le wagon d'à côté s'installent des voyageurs assez typés. Le visage buriné, portant chapeau de cow-boy, bottes de caoutchouc, et grandes machettes de fer, ils partent visiblement défricher quelque morceau de forêt.

10h00 : A Naranjito, des marchands de poisson s'installent sur un wagon à fond plat et, de manière inattendue, créent un marché ambulant. La pratique doit être courante car, à chaque arrêt du train, des clientes se précipitent pour acheter le poisson qui cuit en plein soleil. En moins de deux heures, ils ont écoulé tout leur stock.

11h30 : A Bucay, la locomotive se décroche du train et va effectuer quelques manoeuvres au dépôt non loin de là. Intrigué par de bizarres coups de sifflet, je me rapproche et découvre cinq locomotives à vapeur : une en action, une en état de marche, et trois à l'abandon. Le conducteur m'explique qu'en 1992, tout le parc à traction vapeur a été remplacé par des machines diesel Alsthom venues de France et que la locomotive à vapeur ne sert plus qu'à tirer des trains touristiques, à la demande.
La halte dure plus de trente minutes, et la plupart des passagers du toit ne peuvent plus supporter la chaleur et le soleil de plomb. Ils vont se réfugier à l'ombre, ou boivent des litres d'eau, en attendant que le train redémarre.

12h30 : Alors que la végétation reste tropicale et le soleil brûlant, on commence à voir émerger la Cordillère des Andes, telle une muraille prise dans les nuages. Son altitude nous laisse espérer un peu de fraîcheur à venir.
A Huygra, nous marquons une autre pause très longue. Cette fois, il ne s'agit pas de charger du fret ou d'effectuer des manoeuvres, mais simplement de permettre aux conducteurs de se restaurer ! J'en profite pour engager la conversation avec eux. Ils connaissent la France, car pour les former aux locomotives Alsthom on leur a envoyé un instructeur SNCF d'Avignon pendant plusieurs mois. Ils acceptent de me prendre avec eux dans la machine où ils ont déjà de la compagnie. Luis a emmené son fils de quatre ans pour commencer à l'initier au métier. Et Edgar voyage avec une poule que lui ont offert des amis de Guayaquil. Mais en dehors de cette touche de fantaisie, le pupitre moderne et l'ambiance feutrée à la "Alsthom" me déçoivent un peu. 
Nous allons passer une série de tunnels et je voudrais filmer depuis le toit du wagon. Edgar accepte d'arrêter le train en pleine voie. Il me laisse à peine le temps de monter sur le wagon à fond plat et redémarre brusquement. De là, il faut faire le grand écart au dessus du vide pour atteindre l'échelle qui conduit au toit. J'hésite un instant puis, comme Tintin dans le "Temple du Soleil", je me hisse par cette échelle rouillée sur le toit du wagon, cinglé au passage par quelques branchages....

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