Le carnet du CFC

Souvenirs ferroviaires -  Chapitre 3 - Année 1951 - 1953

Jean-Pierre Charlier

J’ai retrouvé sur un indicateur Chaix de 1960, les horaires qui ne devaient pas être très différents de ceux pratiqués en 1951. Il semblerait donc que notre train partait de Paris-Montparnasse à 9h30, et arrivait à Bagnoles-de-l’Orne à 13h32.

Deux souvenirs précis me restent de ce voyage. En gare de Briouze, la tête du train continuait sur Granville, et les quatre dernières voitures étaient décrochées afin de continuer sur Bagnoles, 23 kilomètres plus loin, via La Ferté-Macé. Mon père me dit : « viens, on va voir la manœuvre » . En effet, descendus sur le quai, on assiste au départ de la tête du train (emmené certainement par une 141 P). Sitôt celui-ci sorti de la gare, arrive de la gauche par rapport à la ligne principale, une locomotive, tender en avant, qui vient chercher nos quatre voitures. Première frayeur. Le préposé à l’attelage attend, debout entre les tampons, la loco qui refoule sur lui, au ralenti bien sûr, mais dans mes yeux de gamin, j’étais persuadé qu’il allait se faire écraser (d’ailleurs le règlement interdit ce genre de comportement, et l’agent ne doit rentrer entre les tampons, que lorsque ceux-ci sont en contact). L’attelage ayant été effectué, pensant que le train allait repartir aussitôt, je me précipite dans notre wagon, craignant que le convoi reparte en laissant ma mère seule à l’intérieur. Notre train quitte enfin la gare de Briouze et s’engage, dès le bout du quai, sur la ligne de la Ferté. Nous sommes maintenant sur une ligne à voie unique, notre petit train file dans la campagne, la loco nous faisant profiter de sa fumée noire et odorante. Premier arrêt, la Ferté-Macé, et là, deuxième frayeur. Au moment du départ, le train repart en marche arrière ! Panique pour moi. On a oublié de descendre du train ? Non rien de grave, mais situation peu fréquente, voire unique à la SNCF, compte tenu de l’implantation de la gare, le train est obligé de rebrousser sur une longue voie en tiroir afin de repartir en avant en direction de Bagnoles. En effet, à l’origine, la gare de la Ferté était un terminus. Ce n’est qu’en 1881 que fut établi la liaison Couterne - La Ferté-Macé via Bagnoles-de-l’Orne. Ce tronçon, Couterne -- Bagnoles, fut lui, abandonné pendant la guerre ne laissant la ville de Bagnoles raccordée au réseau ferré, que par la Ferté-Macé. En 1951, la voie n’était peut-être pas encore déposée entre Bagnoles et Couterne, car à la sortie de la gare de Bagnoles il y avait encore un grand pont métallique qui prolongeait la ligne en direction de Couterne. Cependant en 1952 ce pont avait disparu ainsi que la voie dont on devinait encore la plate-forme le long de la route.

De la gare de Bagnoles nous nous rendions à pied au petit hameau de Saint-Ortaire en longeant la voie, sous laquelle nous passions peu avant notre arrivée. Chaque matin nous étions réveillés par le sifflement du train au franchissement du passage à niveau non gardé qui se trouvait dans la forêt, à quelques centaines de mètres de notre logement. Je me précipitais alors à la fenêtre et à travers les arbres j’apercevais la silhouette furtive du marchandises-voyageurs en provenance de la Ferté. Ce court convoi était composé d’une unique voiture voyageurs à essieux et de quelques rares wagons de marchandises. Je me souviens une fois avoir aperçu un wagon plat chargé d’une machine agricole.

Un autre souvenir, précis celui-là, se déroule sur le chemin longeant la voie en direction de la gare. Au départ de Saint-Ortaire ce chemin est en contre-bas de la ligne, mais il s’élève progressivement pour la surplomber ensuite de quelques mètres, ce qui, lorsqu’on arrive au niveau de la gare, présente un observatoire parfait sur toutes les installations et l’implantation des voies. Une autre particularité sur cette ligne, et peut-être encore un cas unique à la SNCF, la locomotive devait stationner à l’entrée de la gare, le plus loin possible du centre ville, afin de ne pas incommoder par ses émanations de fumée les curistes séjournant dans cette bonne ville de Bagnoles-de-l’Orne, station thermale réputée, il faut le rappeler. Un jour, alors que nous passions par là, la loco était justement stationnée sur les aiguilles d’entrée en attendant son prochain service. Le tender était orienté côté Briouze, donc dans le même sens que le jour de notre arrivée (je le précise car j’aurai l’occasion de le voir orienté en sens inverse). J’appréciais particulièrement les deux lanternes du tender avec leurs verres bleutés. Cette couleur permet, paraît-il, de rendre la lumière plus blanche et ainsi de mieux trancher sur le noir de la nuit. Je pouvais donc admirer tranquillement ce spectacle. En ce temps là, ignorant tout des différentes locomotives que je voyais, ainsi que la subtilité des moyens d’identification, je ne savais donc pas quel type de locomotive j’avais devant les yeux. Cependant d’après sa silhouette, je suis persuadé maintenant, que j’étais en présence d’une 140 C. Mais je n’en ai encore jamais eu la preuve formelle. Et cette incertitude, je crains devoir la supporter toute ma vie. Toutes les recherches entreprises m’ont toujours laissé dans le doute. Encore récemment grâce à Internet, je suis entré en relation avec un ancien cheminot qui travaillait en gare de la Ferté, mais dans les années soixante, du temps où le diesel avait remplacé la vapeur. Il m’a apporté cependant de précieux renseignements concernant cette ligne, mais le mystère reste entier concernant la présence d’une éventuelle 140 C. Il y avait a cette époque, à Granville, des 140 H. Il serait donc logique que ce soit plutôt cette locomotive qui assura le service en ces lieux. Mais elles sont tellement différentes des 140 C, et leur silhouette, ne correspond en rien à mes souvenirs. Dans le livre Les dépôts vapeurs de l’Ouest, rien n’indique que les 140 H de Granville fréquentaient cette ligne. Par contre il est dit qu’en 1955, le dépôt d’Argentan détachait une 141 C à la Ferté-Macé pour le service Briouze - Bagnoles. Mais durant les années 1951-52-53, durant lesquelles j’ai passé mes vacances à Saint-Ortaire, j’ai toujours eu l’impression de voir à chaque fois le même type de locomotive. Toutes les images qui me reviennent de cette période me ramènent immuablement à une 140 C. Je suis certain que d’une chose, c’est que si les 141 C d’Argentan ont parcourue cette ligne, moi, je ne les y ai jamais vu. Ces locomotives sont trop reconnaissables, de par leurs écrans pare-fumée caractéristiques (les 140 C n’en ont pas) et leur long tender 22 mètres cubes est bien différents du petit 18 mètres cubes attelé aux 140 C.

Je vais essayé de décrire sommairement l’aspect de cette gare. Une longue courbe précédait l’entrée en gare. Les aiguilles d’entrée étaient d’ailleurs encore dans cette courbe. Dès l’entrée en gare, côté Briouze, la voie se divisait en quatre. A l’origine les trains pouvaient s’y croiser, donc deux voies à quai. Une, côté BV (bâtiment voyageurs), l’autre, voie d’évitement, bordée par un quai en îlot, car lui-même encadré par une troisième voie. Il y avait donc trois voies bordées par un quai, mais seule servait aux voyageurs la première voie, côtés BV. La deuxième permettait la remise en tête de la loco après évolution sur le tiroir, et la troisième, servait parfois comme voie de stationnement et certainement au cours de certaines manœuvres. Une quatrième voie était réservée aux wagons marchandises, avec un quai haut de faible longueur, sur lequel figurait un petit baraquement faisant office de bureau. Toutes ces voies se réunissaient un peu avant le tiroir (côté Couterne). Il n’y avait donc dans cette gare qu’un seul butoir, situé sur ce tiroir. Cette voie en impasse me semblait très courte, mais elle était cependant suffisamment longue, puisqu’elle pouvait y recevoir une 141 C.

En 1952 cette fois, en gare de Bagnoles, j’ai eu la chance de monter sur la loco. Nous avions raccompagné à la gare, mon père, qui lui n’avait peut-être à l’époque que quinze jours ou trois semaines de vacances. Avant le départ du train, nous sommes allés voir la loco au bout du quai, et voilà que l’un des cheminots me propose de monter sur la machine. Je n’étais pas très rassuré. Le chauffeur me propose même d’enfourner une pelletée de charbon, mais le mécanicien l’en dissuade craignant que je me salisse. Et voilà que se fait entendre un bruit semblable à celui qu’une loco produit au début de son démarrage. Panique à bord, pensant que le train partait, les parents sur le quai et moi tout seul dans cet engin, j’ai aussitôt manifesté l’envie de descendre, ce que je fis promptement sous le regard amusé de l’équipe de conduite. Ce bruit avait dû être provoqué soit par un début de lever de soupapes, soit par une introduction d’eau dans la chaudière… Je me souviens, de retour à la maison, racontant l’anecdote à mon frère, et lui avoir dit que j’avais vu le volant dans la locomotive. Et c’est là que j’appris qu’il n’y avait pas de volant dans une loco, car ce sont les rails qui guident le train dans les courbes, m’expliqua-t-il. Mais je n’avais pas tout à fait tort non plus, car en fait il s’agissait du volant de changement de marche, sur lequel le mécanicien agit pour faire changer la position des tiroirs d’admission de vapeur dans les cylindres. Je précise ici que cette fois-ci, la loco était orientée cheminée côté Briouze, donc à l’inverse de mes précédentes observations. De toute façon il n’y avait aucun moyen de tournage sur cet itinéraire. Les marches tender en avant étaient donc inévitables une fois sur deux. À la Ferté-Macé, je me souviens d’une remise pour locomotives. Il y avait sans doute une réserve de charbon et les moyens de chargement, mais je n’en ai pas de souvenirs.

1953 était l’année où de longues grèves eurent lieu à la SNCF. Pas de retour possible. Nous avons donc prolongé nos vacances, sans doute jusqu’en septembre, les trains étant quasiment inexistants. Cependant un soir, alors que nous faisions une balade après le dîner sur la route menant à Bagnoles, à une heure où plus aucun train ne circule habituellement sur cette ligne, il en est pourtant arrivé un, à notre grande surprise. Nous étions à cet endroit en contrebas de la voie. Je me souviens du rougeoiement du foyer dans la nuit noire, au passage de la locomotive qui nous surplombait.

Je crois que c’est cette année là (ou la précédente, peu importe), que lors du voyage retour il est arrivé une anecdote amusante. Ma sœur et mon beau-frère nous avaient rejoint pour la fin du séjour. Ma mère ayant perdu une aiguille à tricoter entre le dossier et la banquette, mon beau-frère se mit en quête de la récupérer, et pour ce faire, il démonta la banquette sans difficulté apparente, mais à ce même moment le contrôleur fit son apparition dans notre compartiment. Situation embarrassante, mais mon beau-frère faisant valoir son appartenance à la SNCF, tout se déroula sans encombre et dans la bonne humeur. Cette scène se passait entre Bagnoles et Briouze. J’en profite donc pour parler de l’intéressante manœuvre qui se déroulait à Briouze cette fois dans le sens du retour. Le train entrait en gare sur une voie en impasse, la loco décrochée repartait sur une voie parallèle pour reprendre le train par la queue et le sortir de cette impasse en le tirant par l’arrière. Pendant ce temps, entrait en gare en provenance de Granville, le train pour Paris remorqué par une 141 P. Ce train stationnait à l’extrémité de la gare côté Paris. Notre locomotive poussait alors nos quatre voitures qui étaient aiguillées pour se raccorder en queue du train pour Paris. La manœuvre effectuée, la longue rame repartait pour la capitale derrière la puissante 141 P qui sera relayée en gare d’Argentan par une autre machine du même type. Ce relais traction avait toujours lieu à l’aller comme au retour, dans cette gare située environ à mi parcours entre Paris et Granville. C’était l’occasion d’y observer les pensionnaires de ce grand dépôt fief des 141 P, R et C.

Quelques mots encore sur la composition de la rame. Elle était formée à l’époque par d’anciennes voitures métallisées ex-État, avec toujours placée en queue en venant de Paris, une mixte deuxième classe fourgon (la partie fourgon tourné côté Paris). Mon regard était toujours attiré vers le bas de caisse de ces voitures, le long duquel courait un long tuyau calorifugé, assurant le chauffage par la vapeur.

La mystérieuse locomotive de la ligne BriouzeBagnoles-de-l'Orme




... j'appréciais particulièrement les lanternes avec leur verres bleutés...

Implantation approximative des voies en gare de Bagnoles-de-l'Orne

Page precedente