Le chemin de fer et la litterature

Ti-Puss

Ella Maillart

Ella Maillart a vécu pendant plusieurs années parmi les Hindous dans l'Inde du Sud de 1940 à 1945.  Genevoise, Ella Maillart a acquit toute jeune une réputation internationale de navigatrice, de voyageuse et d'écrivain. Dans ce livre elle parle de ses voyages à travers l'Inde du sud accompagnée de sa fidèle Chatte Ti-Puss. Ce passage décrit l'ambiance des voyages dans ce pays où la promiscuité a donné au chemin de fer une dimension très particulière, où le temps ne compte pas et où les situations s'acceptent comme elles viennent.

Nous montons dans un compartiment de troisième classe pour " dames seules ", comme l’indique, sur un carreau lumineux, la maladroite image d’une femme indienne.
...
Notre train omnibus avance lentement dans les ténèbres désertiques jusqu’à Villipuram, sur la ligne principale Madras-Madura. Là il me faut prendre d’assaut le train direct dont on savait qu’il était bondé au départ déjà. Les passagers de première classe eux-mêmes qui ont réservé leur place à Villipuram, doivent les sauver de haute lutte. Les voyageurs trop fébriles choisissent de se rendre à Madras un jour à l’avance pour prendre le train à sa formation. En Russie, le même problème a été résolu par la fermeture des guichets dès qu’il n’y a plus de places assises dans le train en partance ; il en résulte que les voyageurs en puissance campent en grappes serrées et dans un inconfort total dans les gares où ils attendent leur chance.

Le porteur coolie joue un rôle prépondérant. S’il n’est pas piqué au jeu de la difficulté, on risque d'attendre douze heures l’arrivée du train suivant. Dès que l’express ralentit, le mien me désigne un compartiment qu’il juge " possible " et me paraît surpeuplé. Sur la tête enturbannée, il porte, ma valise, ma chaise-longue, ma literie, ma machine à écrire et un bidon contenant ma batterie de cuisine. Evitant habilement la foule sur le quai, il parvient à suivre le compartiment qu’il a choisi.

A l’arrêt du train, vient le moment redoutable de se frayer un chemin en ignorant les cris, les larmes, les crises de nerf et les invocations aux dieux de ceux que l’on bouscule. Pouce par pouce, je m’insinue sur le marche-pied, puis par dessus les ballots, des bébés et des paniers, pour rejoindre enfin mon coolie qui, après avoir balancé mes bagages par la fenêtre, a emprunté la même voie ! je le paye, il veut davantage d’argent et mes cris se mêlant à ses lamentations ajoutent au pandémonium.

Les victimes dérangées tentent de garder leurs positions. Je m’assieds sur ma valise, essuie mon front et mon cou ruisselants et enfin je puis apaiser par des mots magiques ma petite chatte.

...

A la gare suivante, une nouvelle vague humaine vient renforcer la promiscuité et je passe le reste de la nuit oppressée par trois femmes debout contre moi dont le vêtement rouge rehausse la peau brune et moule les hanches parfaites.

 Source : Ti-Puss, page 24. Ella Maillart Ed. la tramontane 1979.

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