Le carnet du CFC

Catastrophe ferroviaire à Charenton

André Garnier - Société d'histoire et d'Archéologie de Charenton et de Saint Maurice

En 1881, Charenton est desservi par le chemin de fer depuis 32 ans. A cette époque, la place de la gare avec son bâtiment des voyageurs, située au sud des voies ferrées, s'ouvre au pied de la passerelle sur le bas de la rue de l'Embarcadère (encore existante à la date d'aujourd'hui), laquelle débouche sur le quai des Carrières. Cette partie basse de la rue de l'Embarcadère, ainsi que la gare de marchandises de Charenton, sont implantées sur les terrains de la « Société pour l'exploitation d'une fonderie et fabrique de machines en fer », dite « fonderie anglaise MANBY et WILSON», expropriés en 1848 pour la construction du chemin de fer. Cette fonderie occupait elle-même depuis 1822 une partie des bâtiments conservés de !'ancien couvent des Carmes désaffecté en 1792 (lire « Couvent des Carmes Déchaux» ). Le décor ainsi planté, revenons en 1881. La gare de Charenton connaît alors un trafic, tant voyageurs que marchandises, important pour l'époque. Le train est un moyen commode et rapide pour gagner la Capitale; il ne faut que 10 minutes pour arriver gare de Lyon et le service offert est satisfaisant comme le montre le tableau horaire ci-contre, de 1889, probablement peu différent de celui de 1881.

Le lundi 6 septembre de cette année 1881, le train omnibus 584 parti de Montargis à 5h38 s'arrête en gare de Charenton à 9h23. Il est très en retard. Normalement, il aurait dû aller directement et sans arrêt de Villeneuve-Saint-Georges à Paris, la correspondance pour Maisons-Alfort et Charenton étant assurée à Villeneuve par un autre train. Mais cette correspondance ayant été manquée en raison du retard, ordre avait été donné au train 584 de s'arrêter dans les deux gares concernées, aggravant encore ainsi son retard.

Carte postale datée du 14/12/1903, montrant la passerelle et la gare de marchandises, où s'est déroulée la catastrophe en question.

De nombreux voyageurs occupent le train et, notamment, venant de La Ferté-Alais, 32 membres honoraires de la fanfare de cette commune, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants se rendant en Angleterre pour prendre part au concours musical organisé par la ville de Brighton. Ce groupe qui bénéficiait d'un tarif spécial réduit occupait un wagon ajouté pour lui en queue du train.

Le bâtiment voyageur

« On est gai, on est heureux... une partie du voyage est presque achevée... , la traversée s'est accomplie sans incidents fâcheux, le port est devant vous, on le voit,. on le touche presque et c'est à ce moment là... que le sort choisit de frapper ». Les échanges de voyageurs se terminent, les portières se referment, la cloche du départ retentit (elle sera remplacée plus tard par un coup de sifflet), quand soudain des cris retentissent. Les voyageurs qui, sur le quai opposé, attendent le train de Melun, voient surgir au loin, à l'entrée de la courbe avant le pont sur la Marne, sur la voie du train à l'arrêt, le rapide N° 10 en provenance de Marseille. Ils hurlent aux voyageurs du train 584 « Sauve qui peut! un train arrive sur vous ! », tandis que le « postier» chargé de manœuvrer le disque de protection, voyant ses signaux sans effet, s'élance sur le pont armé d'un drapeau rouge.

Les portières à peine fermées s'ouvrent à nouveau et « un certain nombre de personnes s'élancent, qui sur le quai, qui sur la voie libre, tombant, se blessant, mais en somme saines et sauves ». 

Le mécanicien du rapide voit le drapeau, renverse la vapeur; la vitesse du train passe de 75 km/h à 25 km/h quand il arrive sur l'obstacle. « Le choc fut terrible..., le bruit formidable ». La locomotive du rapide monta sur les deux derniers wagons de 2ème et de 3ème classe. Ce dernier « fut aplati, écrasé comme une mouche... comme le tiroir d'une commode que l'on ferme ». Le wagon de 2ème classe fut défoncé également. Ce fut un instant d'effroyable épouvante. Vitres brisées, roues tordues, banquettes arrachées, çà et là des lambeaux de chair adhérent aux charpentes des wagons, des vêtements en lambeaux, ensanglantés, tout cela formant je ne sais quel horrible amoncellement et, dessus, comme une bête féroce tenant sous ses griffes sa proie, abattue et pantelante, la locomotive du rapide elle-même à moitié désemparée. 

Les personnes qui se trouvaient sur le quai et le personnel de la gare se mirent en devoir de porter les premiers secours tandis qu'on télégraphiait à la Préfecture de Police et que la population accourait sur les lieux. Il n'y avait pas de médecins et ce n'est guère qu'au bout d'un quart d'heure qu'on put en avoir. « Les cris des blessés jetaient partout l'effroi et il fallut dépecer le wagon avec des haches, le scier par morceaux». 

La locomotive en mauvaise posture après l'impacte. 
Dessin d'époque.

Un témoin oculaire raconte « On se mit au déblayage. Dans le rapide, le frère du roi de SIAM et sa suite étaient plus stupéfaits que terrifiés; des Anglais couraient leur chercher de l'eau sucrée.
Un curé était monté sur la locomotive toute droite au-dessus du wagon broyé, près de la cheminée; je devais le retrouver un peu plus tard quand on put songer aux premiers pansements ; en voilà un, le cher vieux prêtre qui a fait rudement son devoir.
Au milieu de tout cela passaient des gens à la recherche de leurs bagages. Vous devinez si nous les recevions bien.
» 

Vingt minutes après la catastrophe, le commissaire de police de Çharenton, Monsieur LASSELVES était sur les lieux; bientôt après arrivaient les brigades de gendarmerie de Charenton, de Saint-Maurice et de Saint-Mandé. Prévenu de son côté, le colonel du 117e de ligne caserné au Fort de Charenton envoyait un détachement pour établir un cordon de sentinelles destiné à empêcher l'envahissement de la gare par la foule et à prévenir tout désordre. 

Plus tard, et lorsque Monsieur CAMESCASSE, préfet de police, eut été avisé, le 12e arrondissement de Paris envoya une demi-brigade de gardiens de la paix. A 12h30, Monsieur CAMESCASSE et Monsieur CAUBET, chef de la police municipale, étaient sur les lieux. 

Le sauvetage fut difficile. On transporta les cadavres dans la salle d'attente d'été attenante au bureau de gare, tandis que les blessés étaient déposés sur des brancards qu'avaient apportés des soldats du 117 ème de ligne et transportés chez les pharmaciens de Charenton et de Saint-Maurice ainsi qu'à « la Maison nationale de Charenton » (sans doute l'hôpital national de Saint-Maurice d'aujourd'hui). Le déblaiement fut accompli avec rapidité. A 14h30, une des deux voies était déjà dégagée et le service partiellement rétabli. 

Les wagons avaient été enlevés et seul restait la locomotive du train rapide encore dressée sur les débris de la dernière voiture du train de Montargis. Vers 16h il était difficile d'imaginer qu'une telle catastrophe avait eu lieu six heures avant. 

La même vue sous un autre angle, on mesure l'ampleur des dégâts.
Dessin d'époque.

A 18h, il y avait dans la salle d'attente fermée aux regards du public, 17 cadavres, 11 hommes, 4 femmes et 2 enfants. Une femme de 55 ans, blessée, mais qui avait voulu continuer sa route, fut retrouvée morte à Conflans dans le train qui la ramenait à Paris. Une jeune femme de 25 ans, les deux jambes coupées, mourut à midi chez le pharmacien MERCIER (LAROZE puis KRIEF de nos jours), 54 rue de Paris où elle avait été transportée. Ces deux victimes furent apportées à leur tour sous le hangar portant ainsi à 19 le nombre des morts. Ces derniers, photographiés, envoyés à la Morgue, mis en bière, furent ensuite remis à leurs familles pour être inhumés en diverses localités. Le bilan de la catastrophe fut donc très lourd. La liste nominative officielle des victimes fait état de 22 morts et 65 blessés.

Parmi les morts, on relève le nom de Monsieur VERMOT, 32 ans, habitant rue Marceau à Maisons-Alfort . 

s) Dessin d'époque.

Finalement, à quoi attribuer la catastrophe ? 

Ce fut Monsieur CLEMENT, commissaire aux délégations judiciaires, qui fut chargé d'établir les responsabilités. Question difficile à résoudre. Personne n'avouait être en faute. Tout le monde prétendait avoir fait son devoir. Le mécanicien du train rapide n'était pas en avance. 

On procéda à des constatations. La manœuvre du disque de couverture ne se fit que très difficilement, prouvant ainsi son mauvais fonctionnement, mais, de toute façon, un train lancé à vive allure pouvait il s'arrêter sur 300 m ou 400 m comme c'était le cas ? 

La véritable faute était d'avoir laissé le train de Montargis, déjà en retard, se retarder encore par des arrêts non réglementaires à Maisons-Alfort puis à Charenton, alors qu'il était suivi de très près par un train rapide. Mais la Compagnie, craignant les réclamations des voyageurs et les indemnités à leur verser éventuellement, avait préféré prendre le risque de retarder le train plutôt que presser sa marche. 

Pour terminer sur un épisode réconfortant, laissons la plume à un journaliste de l'époque. « Il y avait justement à la gare, ce matin là, une mère qui attendait son fils. Ah! la pauvre femme, si vous l'aviez vue! Ses prières, ses larmes, ses cris Aucun renseignement et on ne voulait pas la laisser passer. Mais arrêtez donc une mère qui cherche son fils qu'elle croit mort ! Elle parvient à s'approcher de la voie, elle assiste au déblaiement. Soudain elle pousse un cri terrible. Avait-elle reconnu le cadavre de son fils ? Non, Dieu merci, son fils n'était pas mort. Elle venait de l'apercevoir, sortant de la gare, blessé, mais vivant. Tout aussitôt elle s'élança. Un bond, elle était dans ses bras. Puis elle tomba raide. Mais rassurez-vous, elle en, ..reviendra: la joie ne tue pas ». 

NdlR : Aujour'dhui cette gare n'existe plus. Un oeil habitué peut néanmoins en deviner don emplacement.

Source :   L'Illustration septembre 1881
Le Journal illustré septembre 1881
L'Univers illustré septembre 1881
La Thébaine N° 52 Juillet - août 1933
Architectures d'usines en Va/.de-Marne (cahiers de l'inventaire 12) 1988
Conflans près Paris par P. Hartmann 1909
La Paroisse N° 16 1889
Les accidents de chemin de fer. Grandes catastrophes par Georges GRISON 1882
Remerciements à la SNCF qui a bien voulu nous ouvrir ses archives ainsi qu'à Monsieur PEROTIN pour nous avoir confié sa collection de périodiques.

Article aimablement communiqué par le Michel Dubuis.

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