Le carnet du CFC

Souvenirs d’une curiosité sur le Nord

Bernard MERGER

Par un soir d’hiver, en gare de Lille, le train n° 1741 attendait ses voyageurs. C’était un dimanche soir, et le départ devait être donné à 18h40. Le froid s’engouffrait sous l’immense verrière de cette gare que l’on aurait pu croire momifiée, tant le silence y régnait en maître, à peine troublé par le pas des voyageurs qui remontaient le quai, vers la tête du train. Les voitures voyageurs, des ty de 2ème et 3ème classe, étaient enrobées, à chaque extrémité, de vapeur blanche, signe que le chauffage vapeur était bien en fonctionnement, mais aussi que les raccords de conduite n’avaient plus leur étanchéité d’antan, et pour cause ! Cet omnibus, après un départ à 18h40, arrivait à son terminus Béthune à 19h52. Vous vous rendez compte, tout ce temps-là pour parcourir 42 Km. Cela s’appelle mériter son appellation d’omnibus, non ?
Il était garé au quai E et à côté, quai D ronronnait un autorail ABJ, auquel était attelée une «boîte à tonnerre», mais peinte elle aussi en rouge et crème, petit effort d’uniformité dans les couleurs, à défaut du confort...
Il en était encore ainsi, à l’époque, car le parc de remorques d'autorail unifiées démarrait seulement, et elles étaient affectées à des parcours plus nobles qu’à celui d’un omnibus, pensez donc !
En tête de ce genre de rame, il y avait souvent une 230 D, ancienne reine de cette région du Nord, avec son abri étroit, ouvert à tous vents, anti-confortable que cela n’aurait jamais dû être permis, avec son tender si caractéristique reconnaissable à sa trémie à charbon. Mais ce soir là, le halètement du petit cheval n’était pas le même. 
L’ambiance n’était pas habituelle ; il y avait un «on ne sait quoi» de différent, et le chef de gare qui était remonté vers la tête de la rame, son drapeau de départ sous l’aisselle, n’était pas encore revenu sur ses pas. En temps ordinaire, on pouvait entendre racler la pelle du chauffeur, alimentant le foyer pour avoir une pression correcte pour la remorque d’un convoi aussi peu véloce, grand consommateur de vapeur, mais là, rien ! À part le gargouillis assez rauque d’un injecteur prenant au quart de tour, aucun des sons habituels que l’on peut entendre dans une si grande gare, pratiquement déserte à cette heure tardive. Un petit coup de sifflet, et le ronronnement de l’autorail s’était transformé en bruit de démarrage, rythmé par le passage des vitesses, puis diminuant, avait encore épaissi cette impression assez étrange qui régnait en gare.
D’habitude, à côté de la machine, l’équipe de conduite se tenait sur le quai, parlant avec les «sédentaires», mais là, encore rien de tout cela ; d’accord il faisait froid, mais quand même pas au point de «scotcher» mécanicien et chauffeur à proximité de leur foyer !
Et pour cause, pas de 230 D en tête, ancienne 3.500, passée de la livrée «chocolat» à celle du triste vert, banal, de la grande maison, et pourtant véritable machine mixte, bonne à tout faire et à remorquer n’importe quoi, une «presque Pacific».
A sa place, une bête plus qu’impressionnante : une 150 P, immense, avec un train de roues à n’en plus finir, et un jeu de bielles de bonne taille ; incroyable ! Mais que faisait ce gros monstre, si racé pourtant, en tête d’un omnibus ? Ces machines n’avaient jamais été conçues pour le service voyageur, mais plutôt pour la remorque les immenses trains de charbon, d’à peu près 2.500 tonnes, avec il faut bien le dire, avec une puissance d’environ 2.360 Cv. Le départ fut enfin donné, et le démarrage se fit d’une façon beaucoup plus lente mais surtout bien plus douce qu’avec d’autres types de locomotives, pourtant plus adaptées aux «voyageurs» que cet engin. Ne connaissant pas la conduite d’une machine de ce calibre-là, j’imagine aisément que cela ne devait pas être une partie de plaisir que d‘assurer une telle marche, ponctuée par autant de démarrages que d’arrêts ; bonjour la tenue de la pression, il y a intérêt à connaître sa machine, sinon on plante un de ces choux !! Après le cisaillement de la double voie Paris Dunkerque, arrivée, à l’heure, s’il vous plaît, à Béthune. Alors que le haut-parleur nasillait son «Béthune, Béthune, terminus, tout l’monde y descin, ch’train y va pas plus loin» le «clac clac clac» des portières latérales retentissait au fur et à mesure de leur fermeture par le contrôleur remontant la rame, la coupure de la machine se terminait, en tête. Du quai 4, elle se dirigea vers le poste d’aiguillage N°2, puis, tender en avant, rejoignit le poste N°1, au milieu du dédale des voies du faisceau du grand triage, sur lequel besognait une 040T, formant les rames, d’où elle partit vers le grand dépôt, après passage sur la plaque tournante, pour remisage, à l’abri, dans un chuintement de vapeur valorisée par le froid de canard qu’il faisait ce soir-là. Pas étonnant que l’on n’entendait pas la pelle du chauffeur, en gare de Lille, les 150 P possédaient un «stocker» facilitant grandement la tâche de nourriture en charbon d’un tel foyer !!! Sans doute, le lundi matin, elle repartit tirer une très longue rame de charbon, besogne plus en rapport avec sa puissance imposante. N’empêche qu’un tel voyage, remorqué par une 150 P, a dû en marquer plus d’un, et on le comprend aisément. Une autre particularité de cette époque, la ligne Lille Béthune, à double voie jusqu’à Don Sainghin, puis à voie unique jusqu’au cul-de-sac du quai 0 de Béthune, était fermée la nuit, après le passage du dernier train, celui dont je vous parle. Cela expliquait que le fourgon de queue ne possédait pas les 4 feux rouges réglementaires de fin de convoi, mais des lanternes de couleur verte, signe de fermeture effective de la ligne, une fois le convoi passé ! Et puis, il y avait, aussi, les impondérables de la bonne gestion du matériel, à savoir l’utilisation d’une locomotive, en coupure ; la mettre à la traction d’un «patachon» dominical plutôt que de lui faire rejoindre son dépôt relais haut le pied. Nostalgie de la vapeur d’un autre temps !!! 

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